Le dernier Modiano se déguste comme un étrange polar. On retrouve l'atmosphère unique, impalpable qui a fait le triomphe et la gloire du prix Nobel de Littérature 2014 à travers la plupart de ses romans. On y constate cette aptitude incroyable de promener le lecteur sur un espace géographique qui n'excède pas les limites de la grande couronne parisienne, bien souvent, en l'occurence ici la vallée de Chevreuse, où l'air est plus frais qu'à Paris selon l'auteur. Sa connaissance de chaque rue, de chaque carrefour, de chaque monument de la capitale, est fascinante. Pour s'aventurer jusqu'à la vallée de Chevreuse, il fallait inventer une sacrée histoire. Modiano l'a donc rêvée cette histoire et il l'a écrite. Sublimement.
Le découpage du temps est tout à fait caractéristique de sa manière d'écrire et de recomposer la mémoire. Il y a trois époques où le personnage principal du roman, un certain Jean Bosmans (déjà apparu dans d'autres romans de Modiano comme Horizon) noue les fils de son histoire. On se promène donc d'une époque à une autre, quand le héros du livre avait cinq ans, puis quand il en a eu vingt, puis cinquante ans plus tard, cela nous ramène visiblement aux années actuelles.
Le style Modiano c'est la capacité de ménager des zones d'ombre, d'épaissir le mystère au fil des pages, de titiller le lecteur qui s'attend à découvrir une fracassante vérité. Mais le roman reste toujours en demi-teintes, en approximation sur la vérité qui ne peut être révélée.
Les fins connaisseurs de l'oeuvre de Modiano ont bien sûr décrypté Chevreuse, qui selon certains évoque un autre roman célèbre de l'auteur, paru en 1991, sous le titre Remise de peine. On y a reconnu Modiano enfant, jouant avec son jeune frère dans une maison de Jour-en-Josas. Les parents ne pouvant s'en occuper à temps plein confiaient leurs deux garçons à quelques femmes qui habitaient aussi dans le même quartier. Ambiance villageoise. L'enfant Modiano avait ainsi eu l'occasion de côtoyer des gens au demeurant peu recommandables.
Dans Chevreuse beaucoup de noms défilent, comme celui de Rose-Marie Krawell que le héros ne rencontre qu'à la fin du roman, loin de la vallée de Chevreuse, puisque cela se passe à Nice.
Le tour de force de Patrick Modiano est d'arriver à rendre universelle une histoire autobiographique. Un court passage du roman suffit à le démontrer: "À cette époque, il n’avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu’il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s’était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante." On ne peut pas mieux décrire le désenchantement d'un adulte vieillissant qui ne retrouvera jamais son enfance.